samedi 2 avril 2016

THE BEATLES (1968)

Le coup de coeur

(1968)



LE DÉBUT DE LA FIN

Mille neuf cent soixante-huit, les Beatles n'ont plus rien à prouver, ils sont au faîte de la gloire et de la reconnaissance. Six ans seulement se sont écoulées depuis la parution du premier effort du groupe, Please Please Me, et pourtant, ceux-ci semblent avoir déjà vécu plusieurs vies durant ce court laps de temps. Même pas trentenaires et déjà remplis de souvenirs nos chers chevelus, plus que s'ils avaient mille ans. Tant de choses se passérent, tant de changements eurent lieu durant ces six petites années pourtant. Et s'il fallait trouver un moment charnière, un événement marquant une rupture décisive dans la carrière des quatre de Liverpool, ce serait incontestablement la décision prise en août 66 de stopper les concerts et les tournées interminables qu'il faudrait mettre en exergue. A partir de cette décision, le Magical Mystery Tour atteint le point de non-retour, et le groupe amorce sans le savoir son inéluctable processus de séparation. A partir de cette date, tout change, pour le meilleur et pour le pire.

Le meilleur, c'est la musique évidemment. Dés l'instant ou ils furent délivrés de leurs engagements chronophages à travers le monde, les garçons dans le zéf purent pleinement se consacrer à la création. Ainsi passèrent-ils la majorité de leur temps dans les studios d'Abbey Road à concrétiser et à peaufiner avec un soin de perfectionniste leurs folles ambitions. C'est un pas de géant pour la musique pop qui s’opère alors, et les années Beatlemania, pourtant pas si lointaines, sont définitivement balayées. Les morceaux deviennent de plus en plus ambitieux et aventureux, et les plus grands chefs-d'oeuvre du groupe seront enfantés durant cette période propice aux expérimentations en tous genres. A cet effet, l'année 1967 peut-être considérée à juste titre comme le pic de créativité de la formation liverpuldienne, avec des albums tels que "Sgt Pepper" et "The Magical Mystery Tour", et des singles ahurissants du calibre de "Strawberry Fields Forever/Penny Lane".

Le pire, c'est la mort de Brian Epstein. A partir du moment où le groupe cesse de tourner, les responsabilités et les attributions du manager (et ami) des Beatles se réduisent comme peau de chagrin. Celui-ci sent alors le groupe lui échapper peu à peu. Déjà mal dans sa peau et dépressif, Brian augmente alors sa consommation de drogues et de calmants de manière inquiétante, ce qui conduira à son décès à l'été 67. Avec la mort de leur manager, toute la jeunesse s'en est allée pour John, Paul, George et Ringo. L'insouciance est terminée, ceux-ci se retrouvent complètement orphelins et livrés à eux-mêmes. Les conséquences sur la cohésion du groupe seront désastreuses. Sans leur mentor, leur découvreur, leur pacificateur pour les cimenter, les liens unissant les quatre membres se déliteront inévitablement sur fond de rivalité, de guerres d’ego et d'embrouilles financières et administratives. Les dissensions et les divergences de vue sur les directions à prendre commenceront à poindre. Les envies d'ailleurs se feront de plus en plus pressantes, aidées en cela par les différents projets en solo que les quatre membres réaliseront chacun de leurs côtés (George avec "Wonderwall", Paul un peu partout, Ringo comme acteur, et John comme nudiste sur des albums absolument infâmes). Et toutes ces lézardes zébrant les fondations du palais Fab Four commenceront notamment à se faire jour lors des sessions d'enregistrements de ce que l'on appellera communément l'album blanc. Ce sera le grand révélateur. Avec la disparition de Brian, c'est bel et bien la séparation en germe des Beatles qui se produit, le début de la fin. Tous les autres facteurs ne feront qu'accélérer le processus par la suite (y compris le cas Yoko, j'y reviendrai).


EN INDE, FAIS COMME LES INDIENS

L'heure est donc au doute depuis la tragique disparition de l'homme d'affaires tant apprécié. Complètement paumés, nos musiciens se mettent alors en quête d'un nouveau guide qui serait en mesure de fournir une réponse à leurs tracas, voire LA réponse ultime : celle du sens de la vie. Ils pensent le trouver en la personne du Maharishi Mahesh Yogi, rencontré quelques mois plus tôt à Londres puis lors d'un stage à Bangor (durant lequel la mort de Brian leur est d'ailleurs annoncée, comme un signe). Impressionnés par la grande sérénité et la sagesse de celui-ci, les Beatles acceptent de s'embarquer durant quelques mois dans une équipée sauvage en Inde, à Rishikesh. Nous sommes alors en février de l'année 1968. Le but principal de ce voyage est d'y apprendre les rudiments de la méditation transcendantale, et conséquemment, de répandre la bonne parole à travers le monde sur les bienfaits de cette activité par la suite.

Si les résultats dans ce domaine peuvent être sujets à caution et si l'aventure se terminera un peu en eau de boudin pour tout le monde, ce séjour permettra néanmoins aux Beatles de se ressourcer, de faire le plein de calme et de repos après ces quelques années de frénésie et d’excès en tous genres. Après s'être essayés aux paradis artificiels, c'est un retour à la nature salutaire qui s’opère pour les membres du groupe. Une parenthèse plus que bienvenue. Ils se coupent du monde l'espace d'un instant, et savourent pour quelques semaines les délices d'une existence saine, d'une vie au ralenti.

Les structures sur place se révèlent assez rudimentaires : il n'y a pas d'électricité, les invités sont logés dans de simples bungalows ; mais le cadre magnifique, sur les bords du Gange, invite les adeptes à l'absolue quiétude. Cependant, assez rapidement, un certain ennui se fait tout de même ressentir. Le manque de distraction entre deux tentatives de lévitation donne beaucoup de temps libre à nos perruques ambulantes. Temps qu'ils mettent à profit pour faire ce qu'ils savent encore faire de mieux : composer des chansons.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que ces quelques semaines passées en Inde auront une incidence plus que positive sur l'inspiration de chacun. Les chansons pleuvent littéralement. Toutes les péripéties sont bonnes pour fournir de la matière aux compositions. Lennon profite que la soeur de Mia Farrow, Prudence, perde la boule cloîtrée qu'elle est dans sa chambre pour écrire "Dear Prudence", sur un motif d’arpèges enseigné sur place par Donovan. Il en profite également pour sortir de sa guitare l'une de ses plus touchantes ballades, "Julia", dédiée à sa défunte mère, avec le même motif que "Dear Prudence". A peine croise-t'il un chasseur qui lui raconte ses exploits contre des tigres que "The Continuing Story Of Bungalow Bill" est déjà terminée. McCartney n'est pas en reste de son côté, il visite un village voisin du camp et compose "Ob-La-Di, Ob-La-Da" sur le chemin. Le garçon de plage Mike Love -- également en recherche de cosmicité à Rishikesh -- lui suggère de pondre une version soviétique de "Back In The USA"  et Paulo s’exécute avec brio, mis en branle par son inextinguible gout de défi. "Back In The USSR" est pondu.

Au total ce sont plus d'une trentaine de chansons qui seront créées durant le périple (entre 30 et 48 selon les sources). La plupart serviront à remplir The Beatles (l'album blanc). Certaines, pourtant de très belles factures, ne réussiront pas à passer à se frayer un chemin vers celui-ci. Elles seront soit écartées, soit ignorées jusqu'à une éventuelle exhumation lors des carrières en solo. C'est le cas de la magnifique ballade de McCartney "Junk", ou encore de la non moins splendide "Child Of Nature", écartée pour sa ressemblance de thème avec "Mother Nature's Son". Celle-ci deviendra un tube sous le nom de "Jealous Guy", sur l'album "Imagine" de John Lennon. "Not Guilty", "Look At Me", "Circles" ou encore "India, India" seront également mises à l'index pour un temps, entre autres ébauches.

A défaut de trouver le sens de la Vie, de l'univers et du reste, les Beatles reviennent donc de leur séjour en Inde avec des nouvelles chansons plein les valises. La sensibilité immanquablement acoustique de celles-ci marque un nouveau tournant dans l'oeuvre globale du groupe. A l'image de la vie menée à l'ashram, c'est un retour aux sources qui s’effectue. On revient à plus de simplicité, plus de dépouillement après la sophistication extrême des albums précédents (Revolver, Sgt Pepper, et The Magical Mystery Tour). C'est un nouveau départ auquel aspirent les Beatles. Le blanc virginal qui servira de pochette à The Beatles ne saurait mentir, c'est bel et bien le minimalisme qui sera de mise en cette année 1968.


LE VER EST DANS LA POMME DE DISCORDE

Les enregistrements de l'album blanc débutent le 30 mai 1968. Pour l'histoire, elles resteront comme celles de la discorde. Une légère mise au point est cependant nécessaire à ce sujet. Les Beatles ne se déchireront pas durant cette période, contrairement à ce que l'on voudrait bien croire. L'enregistrement se déroule sans éclat de voix entre chacun d'entre eux. En revanche une grosse tension s'installe, beaucoup d’électricité s'accumule, comme dans les minutes précédant un orage. Chacun prend sur soi pour rester dans le non-dit et ne pas provoquer l'étincelle qui ferait tout sauter. La paranoïa montera crescendo durant ces séances, qui courront jusqu’à octobre de la même année. Les liens se distendront de plus en plus, inévitablement, pour les raisons déjà évoquées précédemment.

Un événement en particulier va grandement participer à la détérioration de l'ambiance et précipiter la séparation du groupe : la présence quasi permanente de Yoko Ono durant les enregistrements. C'est du jamais vu chez les Beatles. D'habitude personne n'a le droit de s’immiscer dans le procédé créatif des Beatles -- mis à part George Martin -- même pas les amis les plus proches. Abbey Road fait figure de sanctuaire pour les quatre amis. Selon l'expression de George, "à partir de ce moment, la pourriture s'est installée". Avec le débarquement de Yoko, le pacte tacite entre les quatre hommes est rompu. Les dégâts seront irréversibles. Autorisée par un John Lennon hypnotisé, Yoko Ono s'impose. Elle siège sur les amplis, fait débarquer un matelas pour s'en aller dormir sous le piano, et se permet même de faire des remarques et d’émettre des réserves sur le travail artistique accompli sous ses yeux. La tension touche à son comble. La stratégie de Yoko est claire, elle souhaite faire sortir John du groupe pour pouvoir vivre pleinement et de manière exclusive son histoire d'amour. Les Beatles sont de trop. Sa présence sonnera comme une sorte d'ultimatum pour Lennon : "C'est Paul ou moi" semble t'elle lui intimer. Ce sera elle évidemment. Mais le mal était déjà fait depuis la fin des tournées et la mort de Brian, John n'attendait que ce moment (George aussi) pour prendre son envol. Yoko Ono ne fut au final que le catalyseur dans l'affaire. Lui imputer à elle-seule la dislocation du groupe est aussi injuste qu’erroné. Tôt ou tard les Beatles se seraient séparés, ce n'était qu'une question de temps.

Le fait que beaucoup de chansons sont mises en chantier en même temps impose également que chacun vaque à ses occupations dans des studios différents. L'un des buts non avoué est de produire un double album dans le but d'honorer le plus vite possible l'engagement qui lie le groupe à EMI. La cohésion du groupe en souffrira immanquablement. Cela nourrira également en chacun l'idée qu'il peut désormais se passer des autres membres pour mener sa carrière, et jouir ainsi d'une liberté de création totale en solo. La plupart des chansons qui formeront l'album sont en fait le résultat d'un travail en solo de chacun. L'impression que donne l'écoute du white album est celle d'une mosaïque de personnalités en création, une somme d'individualités plutôt qu'un groupe. Imperceptiblement, la saine émulation qui existait entre Lennon et McCartney tourne à la concurrence malsaine, voire à la rivalité, et sans doute inconsciemment, les deux têtes pensantes se mettent à composer dans le style de l'autre. Ainsi Paul enfante l'un des morceaux les plus sauvages du répertoire du groupe avec l’impressionnant "Helter Skelter" ou encore la très basique et un brin provocatrice "Why Don't We Do It In The Road ?", tandis que de son côté John compose des ballades très pures telles que "Julia" ou même une berceuse d'une grande douceur avec "Good Night". De son côté George Harrison se sent plus que jamais à l'étroit et laissé pour compte. Celui-ci semble plus las que jamais de son aventure avec le groupe. Ringo, fatigué de cette ambiance délétère et paranoïaque, décide même de quitter le groupe pendant quelques semaines. Comme par dérision, Paul et John répètent entre eux une petite chanson qui tient de la private joke, "Los Paranoias",  mais qui sonne en vérité comme une sorte d'aveu sur la situation que traverse la formation.

Fort heureusement pour la musique, l'alchimie artistique surnaturelle qui existe entre les deux hommes reste intacte : Paul est toujours le plus grand admirateur du talent de John, et John le plus grand admirateur du talent de Paul. Et si leurs chemins se séparent, leurs destins resteront liés à jamais dans l'histoire. On peut encore entendre leur fantastique entente sur des titres solaires tels que "Dear Prudence" ou "While My Guitar Gently Weeps". Sans l'insistance de George, cette dernière aurait d'ailleurs sans nul doute pris la direction des oubliettes. Déçu par l'indifférence des autres membres à sa composition (pourtant magnifique dés l'origine), il décide en effet de faire appel à Eric Clapton pour lui confier le solo de guitare. La venue d'un autre musicien dans les studios d'Abbey Road aura une influence très positive sur l'ambiance générale. Les Beatles ont une réputation à tenir, et chacun cherche à se faire voir sous son meilleur jour devant le guitariste de Cream. L'espace d'un instant la cohésion du groupe refait surface. Paul se met ainsi au piano et offre une très belle introduction au titre. Il délivre également une ligne de basse de grande qualité. Tout le monde apporte sa pièce à l'édifice et au final, la chanson de George sera l'une des plus réussies de l'album.

DOUBLE BLANC

Avec pas moins de trente chansons au compteur, l'album blanc brille par sa générosité. Le retour aux sources amorcé avec le single "Lady Madonna" au mois de mars 68 est confirmé de la plus belle des manières qui soit. Pour les raisons évoquées plus haut, le disque possède, plus qu'aucun autre effort du groupe auparavant, une sensibilité acoustique qui lui confère tout son charme. La diversité de styles et d'ambiances qui parcourt celui-ci finissent de séduire l'auditeur d'hier ou d'aujourd'hui. Car avec le temps, l'album blanc est peut-être devenu, malgré ses défauts, le disque des Beatles le plus populaire toutes catégories d'âge confondus. C'est à un véritable feu d'artifice de créativité auquel l'on assiste, un tour de force de brio. Chaque chanson possède son univers personnel, sa petite magie. La musique populaire de A à Z y est représentée. Tout y passe : rock ("Back In The USSR", "Glass Onion"), hard rock (Helter Skelter), ballades ("Julia", "Long, Long, Long"), musique avant-gardiste (le fameux "Revolution 9", sur laquelle Lennon dira avoir passé plus de temps que sur aucun autre morceau), country ("Rocky Racoon"), blues ("Yer Blues"), jazz ("Honey Pie"), berceuse ("Good Night"), protest song ("Blackbird", qui serait une chanson sur le combat pour les droits civiques des noirs américains selon McCartney), pop ("The Continuing Story Of Bungalow Bill"), pop/raggae ("Ob-La-Di, Ob-La-Da). Un tourbillon d'influences qui fera tourner la tête de plus d'un mélomane. C'est un disque-monde, un disque-univers que l'album blanc, riche de toutes ses différences, riche de ses forces, et riche même de ses faiblesses. Sa pochette, d'un blanc immaculé, finira de lui donner son statut de légende. Sachez tout de même qu'à l'origine, le disque aurait du s'appeler "A Doll's House", mais que la sortie en juillet 68 du premier album de Family, Music In A Doll's House, empêcheront les Beatles d'aller au bout de leur intention premiére. Une maison de poupées, l'idée était charmante...

Après la sortie du double blanc en novembre 68, il ne restera plus que neuf mois avant la rupture ne soit définitivement consommée. L'orage éclatera finalement durant les sessions de Get Back/Let It Be à l'hiver 69. Pour finir en beauté plutôt que sur une engueulade, les Beatles se retrouveront tout de même une dernière fois en été 69, histoire de confectionner leur chant du cygne, Abbey Road et sa fameuse pochette cloutée. Ensuite il sera temps pour la musique du vingtième siècle de tourner l'une de ses plus pages les plus passionnantes, et de laisser la place à d'autres histoires. A d'autres de les raconter...

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