vendredi 28 mars 2014

ODESSEY & ORACLE (1968)

Le coup de coeur

(1968)


Il m'est arrivé une histoire extraordinaire une fois, une histoire de mort-vivant. Je sais, bien des sceptiques crieront à l'imposture en arguant qu'il ne s'agit là que de folklore local ou de fantasme sorti tout droit d'un cerveau dérangé. Pourtant la scène que je vais vous conter je l'ai vue de mes yeux vue. Elle s'est réellement passée et ne souffre aucune contestation. Je suis prêt à le jurer sur la poitrine de Nabilla.

C'était un samedi qui filait sur son dimanche. Il était minuit.

On était tous là, soiffards braillards accoudés à la nuit, quand à brûle-pourpoint, l'un des convives a commencé à vouloir causer musique. Un sujet de la plus haute importance qu'il voulait mettre comme ça sur le tapis, le plus grand album de l'histoire de l'univers de l’ère cosmique que c'était son thème. C'était drôlement inconscient comme initiative. Je connais des tas d'amitiés qui se sont nouées ou qui se sont dénouées sur ce genre de questionnement moi, des tas de réputations brisées en un instant pour l'aveu d'un malheureux plaisir coupable. Je me suis dit mince, c'est pas un sujet à balancer comme ça à une heure si avancée de la nuit d'abord, on doit forcément avoir à faire à une sorte de trépané pour oser un truc pareil, un genre de tordu de la pire espèce voire pire : un mec sobre. J'eus un haut le cœur rien qu'à la pensée d'une telle ignominie.

C'était plus le moment de rigoler.

Comme prévu, le propos divisa les buveurs comme Moise la mer rouge. Les premières propositions fendirent l'air comme des balles. Blonde on Blonde ! dit l'un. Non Highway 61 ! rétorqua un autre. N'oubliez pas Beggars Banquet aussi commença l'un, les Stones c'est pas du boudin ! Un autre avança que Sergent Pepper les mecs, Sergent Pepper y'avait que ça de vrai ! Ce à quoi fut opposé un non le mieux c'est quand même Revolver, c'est Revolver et y'a pas à chier ! Et Jimi Hendrix alors tonitrua un mec, bourré, c'est de la bouillasse Jimi Hendrix peut être ?! qu'il précisa. Moi je dis Pet Sounds osa soudain un excentrique, les Beatles n'ont fait que suivre après ça ! Non mais tu rigoles ? tu nous emmerdes avec tes surfeurs castrés, Pet Sounds c'est pet de nonne à côté des Beatles ! lui asséna un connaisseur. Et mes couilles sur ton nez c'est pet de nonne aussi ?!...

J’acquiesçais d'un air souverain ces débats houleux.

Et c'est alors que j'opinais du chef sur le cas épineux de Pet Sounds que l'autre trépané profita du moment pour m'apostropher. Et toi Eddie qu'il me lança, c'est quoi le meilleur album de la galaxie intersidérale pour toi? qu'il me fit. J'ai pas tergiversé une seule seconde, de toutes façons c'est un album des Beatles que je lui ai annoncé très sûr de moi. Dans l'élan je lui ai même dit que j'en avais écouté des milliers des disques histoire de montrer que je connaissais mon affaire, et que définitivement y'avait rien qui pouvait prétendre atteindre la magnificence des Beatles. J'étais devenu sacrément péremptoire dans le feu de l'action. Limite j'étais imbuvable. Mais je m'en foutais, je survolais clairement les débats. Je pouvais même me payer le luxe d'entrecouper mes phrases de hoquets, y'avait plus rien pour atteindre mon degré de respectabilité.

Et les Zombies? qu'il me sort alors l'autre gougnafier. Odessey & Oracle c'est grand quand même. Qu'est ce que t'en penses? T'es pas dac'?

Walou que je connaissais de son groupe au fracassé de la tirelire, comme tous les autres d'ailleurs. J'étais salement pris au dépourvu. Alors pour donner le change j'ai fait semblant d'accueillir sa proposition avec tiédeur en balançant un fébrile mouais, c'est sûr que c'est pas mal, mais ça n'arrive quand même pas à la cheville de Sergent Pepper ton truc que j'ai dit. J'en étais pas super fier de mon subterfuge, mais fallait bien sauver les apparences. Je pensais au moins en être quitte et m'en être tiré à bon compte pour l'occasion.

Que nenni. C'est qu'il était coriace le percé du bulbe. Il l'avait flairé à des lieues mon sale gros vice. Il avait peut être le shining ou un truc dans le genre j'ai jamais su. Toujours est-il qu'il avait perçu la faille dans ma cuirasse et qu'il s'y engouffrait désormais pleinement le sordide. Il voulait carrément me le faire écouter en direct son miracle pop, comme ça devant tout le monde. Mais je ne me suis pas départi de mon flegme pour autant ; j'ai même dit que ce serait une bonne occasion de le faire découvrir aux autres tiens.

Il a dit comme ça "Vous allez voir, c'est vraiment l'un des meilleurs albums de l'histoire. Le truc c'est que le disque il est sorti après même la séparation du groupe en 68. Du coup, ça a pas arrangé les affaires au moment de le promouvoir. C'est en grande partie pour ça que ça n'a pas du tout marché à l'époque". Il a continué à faire son intéressant en nous expliquant que l'album avait même été enregistré à Abbey Road, le sanctuaire des Beatles, et ce en très peu de temps et avec un budget insignifiant. Il avait le sourire le gredin. Je lui aurais foutu des claques.

Il a lancé l'album. Le calvaire a commencé.

Les premières notes carillonnantes de Odessey & Oracle me saisirent comme une morsure. C'était "Care of Cell 44". Un véritable sortilège de beauté. La mélodie, la voix soyeuse (celle de Colin Blunstone), les chœurs enchanteurs, les arrangements inspirés, tout était au poil. Y'avait même un mellotron c'était impitoyable comme machinerie. Ça foutait comme des gerbes de lumière à la nuit. J'ai tout de suite compris que j'étais foutu. J'ai tout de suite compris que j'aurais beau me débattre, faire preuve de toute la mauvaise foi possible, c'en était fait de ma carcasse : j'étais prisonnier de la cellule 44. J'avais pris perpét' et c'était irréversible. Et j'étais encore loin d'être au bout de mes peines. Le supplice continua dans la douceur d'une ballade, "A Rose For Emily". C'est inspiré de la nouvelle de Faulkner celle-ci qu'il a annoncé l'autre cuistre. J'ai jamais lu Faulkner. Ah! l'empaffé j'ai pensé, non content de nous balancer sa majestueuse splendeur à la gueule v'la qu'il l'a ramène avec sa culture. Y'avait vraiment plus rien pour l'arrêter je me suis dit, il est décidément dangereux.

Les merveilles se sont enchaînées comme ça. "Maybe After She's Gone", "Beachwood Park", "Brief Candles". C’était comme s'ils avaient fait passer les Beatles, les Beach Boys et Love dans un accélérateur de particule les salauds. J'enrageais intérieurement, je vacillais sur mes fondations. Était ce vraiment possible? Un album tutoyant les Beatles. J'essayais de me rassurer, je me disais mais non c'est pas possible, sois un peu raisonnable, les Beatles quoi, faut pas déconner non plus. Et puis "Hang Upon a Dream" est arrivé et là c'en fut trop.Y'avait même plus de mot pour exprimer mon effroi. Il avait même pas prévenu l'autre flingué. On l'a pris comme ça le joyau, prostrés et silencieux, comme assiégés par tant de beauté. Y'en a même un qui a été pris de convulsions dans un coin. Il était perdu le malheureux, y'avait plus rien à faire pour lui. Moi j'essayais de sauver ma peau égoïstement en me fredonnant du Colonel Reyel, histoire d'endiguer un peu la contamination mais en vérité, j'étais à l'agonie. A un arpège de sombrer dans l'adoration totale que j'étais.

Heureusement la suite fut un peu moins éprouvante. C'était tout juste magnifique, à peine génial. On a tous repris un peu notre souffle, un peu étourdis par ce qu'il venait de nous tomber sur le coin de la tronche. On finissait à peine de border les malheureux suffoqués quand les premières notes de basse de "Time Of The Season" vinrent sonner le glas de nos espérances. Nous succombâmes définitivement, écumant, pâmés à notre insu. J'en ai même vu deux ou trois claquer des doigts. D'autres, les plus atteints, commencèrent à se trémousser en rythme. C'était horrible. Les Zombies nous avait bouffé le cerveau.

Au point du jour, la victoire du rieur dégénéré qui nous avait suppliciés fut complète. La mâchoire pendante, l’œil vitreux, la bave aux lèvres, j'avouais ma totale soumission à l'objet de culte, Odessey & Oracle. L'un des meilleurs albums de l'histoire de la musique galactique.

L'humiliation consommée nous sortîmes prendre l'air en horde guillerette, fraîchement déterrés de la nuit.

Dans l'aube grise on distinguait un peu mieux les visages. Je me suis alors mis à scruter plus en détail celui de mon tourmenteur. Il souriait toujours, il regardait le soleil percer à l'horizon. Son front était intact.

Il avait vraiment rien d'un trépané.


Ecoute album en intégralité.

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